« Une fois que l’homme s’est fait croire une chose, il s’y tient et construit autour de cela sa discipline de vie et même son caractère.«
Paul Veyne – « Le quotidien et l’intéressant »
A quelle Marque l’homme reconnaît-il l’autre comme son semblable ? Doit-il appartenir à la même nation ou religion, utiliser des Marques commerciales identiques ? Reconnaît-on son semblable à sa culture ou à sa nature ? Qui nous dit ce qui est juste et bon pour les hommes ?
Les Marques politiques, commerciales, religieuses, nations s’inscrivent dans une culture qui suppose une compréhension, une mise en forme collective et singulière du monde. Cette expérience est pour reprendre les termes de Robert Legros « une mise en sens* » du monde. Elles tissent les liens entre les individus et définissent une société. Elles exercent des pouvoirs, fondent l’ordre social. Ce sont les pôles d’attraction depuis lesquels nos sociétés s’ordonnent se mettent en forme, se structurent. Une société humaine dépourvue de forme qui se maintiendrait sans Marque nation, religieuse, est-elle concevable ?
L’homme, un être culturellement et économiquement façonné par les Marques**
La réussite des Marques réside dans la perpétuelle insatisfaction qu’ont d’eux mêmes les consommateurs. Le consommateur, c’est celui qui lutte en vue de son achèvement, de sa perfection, avec son lot de nouvelles dévotions, contritions, mortifications, aspirations. A chaque génération il engendre ses propres figures tutélaires. Les Marques le rendent meilleur, plus beau, plus intelligent, plus fort… toujours plus, avec pour cadeau l’éternité. Chemin faisant, les Marques deviennent quelque chose d’objectif que nous plaçons hors de nous-mêmes. Ainsi les Marques veulent-elles la réalisation de notre « être » et faire quelque chose de nous sous la forme du croyant, du citoyen, du consommateur. Y-aurait-il dès lors une destination pour l’homme, qu’elle soit en lui ou hors de lui, dans celle du citoyen, du croyant ou du consommateur ? Avec cette injonction, les Marques accèdent au statut de Vérité instituée par les hommes, Vérité politique, religieuse, commerciale. Elles encouragent l’homme à marcher hors de lui-même, à devenir un missionnaire et perdre sa souveraineté.
Subordination de la Liberté aux Marques
L’idée de souveraineté, commune aux Marques nations, politiques, religieuses et commerciales, peut-elle être compatible avec l’idée d’autonomie humaine, d’indépendance individuelle alors que l’homme construit sa liberté à l’ombre de ces quatre tutelles qu’il institue. Il subordonne sa liberté à une appartenance et ne se reconnaît plus dans sa liberté. Il se pense libre parce qu’il ignore les causes qui le déterminent. Il n’accepte plus sa liberté et pourtant il n’a de cesse que de la revendiquer, de la protéger… Mais que défend-t-il au juste, le droit de choisir parmi les Marques les ingrédients qui lui semblent les plus avantageux pour réussir la recette de son accommodement aux contingences de la vie, ce que l’on pourrait appeler le « confort moderne » ?
« Nous ne désirons pas une chose parce que nous la jugeons bonne mais au contraire nous la jugeons bonne parce que nous la désirons. »
Spinoza
Tout au long de sa vie l’homme promène sa subjectivité. Il se soumet aux normes et aux critères de la différence et parfois de la discrimination. Rien ne reste neutre sous son regard encore moins s’il a un projet en tête. Il perçoit les hommes en tant que ceci ou cela. Il connaît l’homme et ses Marques par leurs usages et leurs fins. Il regarde avec les yeux de sa culture et de son intérêt.
Liberté des Marques et liberté des consommateurs
Le consommateur recherche une offre de service public ou privé qui corresponde à sa demande. Cette liberté de choix des consommateurs peut-être définie en termes de droits, ce qui n’est pas toujours le cas chez les Marques nation totalitaires. Si on reconnaît la liberté comme un droit, doit-on défendre ou/et limiter celui des Marques nation, politiques, religieuses, commerciales ? Quant aux libertés du consommateur, du citoyen, du croyant, du militant sont-elles juxtaposables aux libertés des Marques nation, politiques, religieuses et commerciales ou sont-elles contradictoires ?
« L’indispensable rétrécissement de l’amplitude matérielle de nos modes de vie est généralement compris par une large partie de la population comme un rétrécissement de la liberté, des opportunités matérielles et symboliques d’émancipation. »
Pierre Charbonnier – Le grand continent
L’intérêt général au service de qui?
Il existe des mots magiques comme « intérêt général » qui se présentent comme une raison nécessaire et suffisante pour protéger les intérêts du citoyen mais ne mettent-ils pas concomitamment les Marques nation à l’abri de la contestation et ne privent-ils pas les individus d’une partie de leur liberté?
L’intelligence artificielle algorithmée
L’intelligence artificielle algorithmée, procède du calcul statistique de probabilités sur des données massives à partir d’une suite d’instructions et d’opérations. Ces calculs produisent du plus probable.
L’IA accompagne, facilite, accélère, la transition et l’adaptation d’un monde perçu comme statique vers un monde dynamique. Elle informe les consommateurs, les citoyens et met en relation les objets ou bien encore facilite nos rapports avec les administrations etc. Plus proche des besoins et des attentes elle nourrit les débats, l’interprétation, les controverses et les facultés délibératives. Elle peut ainsi, dans le meilleur des cas, se mettre au service de l’intelligence et de la décision collective à moins que des questions d’accessibilité et de représentativité ne perturbent le processus. En cela, on peut dire qu’elle favorise l’épanouissement de la démocratie même si les citoyens peuvent se sentir dépossédés de leur capacité d’agir.
« Avec le pouvoir vient les responsabilités. »
Outil de déstabilisation des gouvernements (dictature ou démocratie) tout aussi bien qu’outil de solidarité collective, son développement a mis en évidence des failles parmi lesquelles certaines sont de nature sécuritaire et liberticide. On peut également arguer que les algorithmes maximisent les profits et que leur développement pourrait servir à imiter et simuler les comportements humains. En cela, elle renforce la victoire d’un marché non régulé où les ressources d’origine publicitaire proviennent de la captation de l’attention des consommateurs, de leur addiction à leur écran afin d’augmenter le chiffre d’affaires et conforter un modèle économique basé sur la rentabilité.
L’algorithme de catégorisation des utilisateurs quant à lui fonctionne sur la base des similarités statistiques du comportement avec pour fin la suggestion de contenu pour retenir notre présence sur les plates-formes. A force de voir le monde uniquement à partir de cette catégorie on finit par intégrer, confirmer, adhérer et véhiculer les informations qu’elle diffuse (fausses nouvelles, théorie du complot). L’émotion y tient une part importante au détriment de la vérité et de la confiance. Toutes les informations s’y valent entraînant une perte de hiérarchisation de l’information renforçant les idéologies dominantes avec pour résultat de générer de la confusion.
Dans ces conditions, quels sont les contre-pouvoirs qui permettraient de contrôler et réguler son développement dans un monde ou le droit progresse plus lentement que l’innovation technologique? Conséquemment, elle soulève la question de savoir quels risques nous acceptons de prendre en l’utilisant et les capacités que nous pourrions déléguer à ce dispositif.
Le nudge et la cybersurveillance, un avant-goût de « 1984 »
Les études comportementales nous montrent que nous prenons des décisions qui contredisent nos points de vue. Il faut en convenir, nous ne sommes pas des êtres entièrement rationnels. On croit agir rationnellement alors que nos préjugés nous conditionnent. Rectifier cette manière par laquelle nous prenons nos décisions est bien l’objet du nudge. Il est censé nous reconditionner pour nous faire agir dans notre intérêt et celui de la communauté. Pour atteindre ce but, le nudge crée un environnement propice à une prise de décision qui n’aurait pas été nécessairement celle des consommateurs s’ils étaient livrés à eux-mêmes.
« Qui décide de ce qui est bien, bon, beau, voire meilleur pour moi ? Ce qui est meilleur pour moi l’est-il pour vous ? Pour répondre à cette question se sont créés des partis politiques, des confessions religieuses, des instituts de sondage, etc.«
C’est parce que les Marques attendent que nous nous comportions face à une situation selon leurs attentes que le nudge a pu se développer. A une époque où informer, convaincre, ne sont plus suffisant pour faire adopter les comportements souhaités par les Marques que sont nés ces petits coups de pouce mentaux qui nous influencent sans que nous en ayons conscience. Le nudge intervient alors comme un levier complémentaire aux lois, à l’information, aux incentives. Il s’installe dans notre démocratie et pourrait bien remplacer notre esprit critique.
Facile et peu cher à mettre en place pour accompagner la gouvernance en temps de crise, cette technique de guidage du consommateur-citoyen est au croisement de l’économie, de l’information (scientifique, psychologique, sociologique…). Elle utilise les neurosciences, la technologie digitale et autres. Elle manipule, influence, éduque, informe les consommateurs-citoyens qui ont peu de contrôle sur elle. Autant le dire le nudge nous conduit vers une société au libre-arbitre biaisé.
Si l’on pose que le tout est la conséquence de chacun alors le sort de chacun peut-être une conséquence du tout.
Si l’on veut agir sur les consommateurs, les études comportementales nous enseigne qu’il faut le faire sur ce qui nous détermine dans nos choix. C’est la raison pour laquelle les études comportementales s’intéressent aux raisons conscientes et inconscientes qui nous motivent avec pour objectif de comprendre les ressorts humains. Celles-ci servent aux politiques qu’elles soient gouvernementales ou commerciales à élaborer et délivrer une nouvelle stratégie narrative qu’elles diffusent auprès des consommateurs/citoyens afin de les voir modifier leurs comportements.
La circulation de l’information avec ses réseaux sociaux
Réservés auparavant aux supports traditionnels tels que la presse et le journal TV de 20 heures, les réseaux numériques sont devenus en peu de temps le nouveau moyen d’accès au monde. De l’écoute au regard à sens unique, top-down, nous sommes passés à celui de l’échange où ne connaissons rien de l’authenticité de nos interlocuteurs sur les réseaux sociaux.
Aux relations de proximité qui étaient celles du lieu où nous habitions viennent s’ajouter celles des communautés virtuelles d’intérêts au point que nous échangeons davantage avec ceux et celles qui nous ressemblent sur la planète qu’avec ceux et celles avec qui l’on vit.
« Les algorithmes facilitent le profilage et l’appareillement avec pour conséquence une incitation à se conformer à des injonctions selon des modèles et des avis. »
Le relationnel et l’information sont deux aspects des réseaux sociaux dont l’objectif implicite est de maîtriser les communications entre individus dans un contexte lucratif de publicités ciblés. En cela, la propension que nous avons d’interagir avec ceux qui nous ressemblent (origine géographique, alignement religieux, opinions, attitudes, etc.) renforcés par les algorithmes, les agrégateurs de comportement puis amplifié par les moteurs de recherche et les Marques accentuent, soulignant les différences tout en accroissant les ressemblances entre consommateurs.
« Encoder pour décoder, décoder pour encoder. »
Dans ce modèle économique où plus les individus sont définis, simplifiés, prédictibles, prisonniers de leur déterminisme plus il est aisé de leur adresser des recommandations. Dans ce contexte toutes nos actions auront servi aux Marques à prédire ce que seront nos goûts et nos intentions de demain.
Dès lors, qu’en est-il de la liberté individuelle sachant que les mouvements collectifs sont composés d’actions d’individuelles où plus la cohésion et les échanges du groupe s’intensifient plus la liberté individuelle des individus diminue.
L’Homme, la demeure des Marques
Des idées innées de Marques je n’en connais pas, par contre, je constate que l’éducation puis la promotion ont assuré la visibilité et la popularité des Marques. L’homme ne naît pas citoyen, croyant ou consommateur, il le devient. Les Marques sont la réalité de ses désirs, elles lui montrent en creux son impuissance. C’est avec les Marques qu’il repousse ses limites, qu’il devient ce qu’il n’est pas. Dans son incomplétude, son ambivalence et son indétermination, l’homme désire une Marque et les Marques protègent son désir pour durer. Ni la perspective attirante de la maîtrise de soi, du droit et de l’apprentissage moral personnel et volontaire n’y fait car qu’on le veuille ou non l’homme est une créature de passion, il a beau être doté de la raison, du langage et avoir acquis de l’instruction ses passions le submergent.
Comment faire exister son existence ou comment s’approprier son existence dans un royaume de Marques ?
L’individu passe alors des contrats, avec la nation, les partis politiques, les religions, le marché, puis les dénonce ou les réforme ou bien encore en change. Une idée en chassant une autre, toute nouvelle idée s’accompagne de nouvelles lois et de nouvelles contraintes. Les Marques à la fois idée et volonté, éprises d’absolu résorbent en elles-mêmes nos personnalités jusqu’à ce que nous devenions leurs demeures. Dans un monde pluriel les Marques travaillent à l’unité voire à l’homogénéité des consommateurs car en nous apprenant ce que sont les autres elles nous indiquent ce que nous devons être.
Doit-on ou peut-on encore préserver voire cultiver son indétermination au nom de sa liberté personnelle ?
La relation d’emprise
L’emprise est un système d’aliénation, de pouvoir, qui s’installe lentement, progressivement avec le consentement du consommateur. Il prend possession des esprits, des vies économiques et des vies sociales d’individus fragiles. Basé sur la confiance, la séduction et le narcissisme du consommateur, il entraîne une perte d’autonomie partielle. Son emprise sur l’individu met le consommateur, le citoyen sous tutelle. La relation de dépendance installée entraîne une déperdition du moi personnel remplacé par le nous de la Marque. Le processus permet aux consommateurs de remplir les vides qui les habite et de trouver un exosquelette pour se protéger. Les emprises peuvent se cumuler les unes aux autres et l’on peut passer d’une emprise à une autre.
Dans ces conditions, comment remettre de la rationalité dans ces comportements, conjurer l’assujettissement, retrouver son autonomie, sa capacité à se diriger et à décider par soi-même?
Quelle humanité pour l’homme
Notre expérience quotidienne se construit autour de notre perception, de notre compréhension et de notre interprétation de l’environnement. Nous comprenons notre environnement depuis ce que nous en percevons, mais si notre compréhension se limite à notre perception alors autrui est compris comme il est perçu. Il en résulte une source potentielle de conflits entre les hommes. Les hommes tendent à perdre le sens de leur humanité, au profit d’une relation privilégiée avec les membres de leurs Marques.
« Nous ne pouvons pas être simplement citoyen du monde. Nous avons besoin de passer par des identités emboîtées, qu’il s’agisse de la famille, de la ville, de la région. »
Chantal Delsol
Comment vivre ensemble si les hommes perdent la sensation qu’il existe une similitude entre eux qui leur permet de percevoir en chaque individu un être humain qu’il reconnaît comme son semblable. En d’autres termes, autrui est-il encore et toujours mon semblable quand il se présente comme appartenant à une nation ou une religion différente de la mienne et plus largement s’il participe à la consommation de Marques qui me sont étrangères. Si l’humanité des consommateurs réside dans l’identification aux Marques alors, l’arrachement à ces déterminations serait le signe d’une souveraineté retrouvée.
Tensions entre individualisme et communautarisme
Les Marques induisent des modes de vie communautaires. Elles différencient puis rassemblent ceux qui se ressemblent dans des communautés. Avec elles nous pensons, nous agissons différemment les uns des autres.
« Les Marques mettent en forme et en scène nos vies. »
Selon nos adhésions les idées de nature, de destinée, de condition humaine, renvoient à des concepts différents. Nos représentations de l’au-delà, du terrestre, du vrai, du faux, du réel, de l’imaginaire… divergent.
Les Marques modifient nos manières de regarder, d’entendre, de sentir, de toucher, de comprendre, de parler, d’écrire le monde. Elles changent notre expérience collective du monde et nos manières de coexister. Elles imprègnent nos sociétés d’autant plus qu’elles sont des créations collectives. Elles sont devenues notre réponse pour comprendre et interpréter le monde. Elles sont nos repères, nos identités d’appartenance à l’intérieur desquelles notre autonomie et notre liberté se développent. Les Marques nous définissent, elles sont culture et contribuent au processus culturel. Chacune d’entre elles possèdent ses lois, son Droit, ses canons qui engendrent des comportements et modifient nos sociétés. Elles en régulent et administrent notre quotidien. Elles sont si bien acceptées qu’elles apparaissent comme « légitimes » et ressenties comme « originelles » pourtant, aucune d’entre elles n’est biologiquement naturelle. Elles deviennent le point d’origine depuis lequel on pense, on agit, on vit ensemble. Elles relient les hommes entre eux, les hommes avec les objets, les hommes avec les dieux. Avec elles, chacun appartient à une classe et au sein de celle-ci à un rang. En termes d’économie comportementale, l’idée que les consommateurs ont d’eux-mêmes à travers le filtre de la catégorie sociale à laquelle ils pensent appartenir les incite à intégrer les normes comportementales de celle-ci.
Les contraintes externes s’intériorisant elles deviennent peu à peu des auto-contraintes.
Les Marques se sont imposées sous la puissance des uns et le consentement ou le désintérêt des autres, chacun se soumettant à ses règles, à ses usages, à ses manières. L’homme a renoncé à son intimité, son pouvoir et à sa puissance au profit des Marques. En retour, celles-ci lui ont accordé du confort ainsi qu’une liberté relative, encadrée, faite d’abnégation, de sublimation, d’admiration, de crainte, de respect… La liberté et l’autonomie de l’homme deviennent celle du chien qui se promène, avec dans sa gueule, bien serrée, sa laisse.
* Robert Legros « L’avènement de la démocratie » Grasset
** Ce paragraphe est inspiré par la lecture de Max Stirner « L’unique et sa propriété »
Date de mise à jour : 1er octobre 2023
Date de publication initiale : mai 2008