« Sans langue, tout n’est que chaos, confusion et peurs infondées. Sans langue, le caractère nu est dévoilé. Sans langue maternelle, l’homme est infirme. […] dépourvu de langue, je flétrirais avec lenteur et laideur, comme le jardin derrière la maison, en hiver. […] A un très jeune âge, … l’instinct me murmura que, sans une connaissance intime de la langue, ma vie serait plate et insipide.«
Aharon Appelfeld : « Histoire d’une vie » « Sippur hayim »
Notre capacité à parler participe de notre humanité. Elle nous permet de rentrer en relation avec autrui et de participer à la société.
Donner un langage à ce qui n’en n’a pas
Le langage accueille la mémoire des mots et de la syntaxe. L’amont de la pensée c’est d’abord la langue dans laquelle on pense. En cela la langue pense avant nous. Notre pensée déplie les ressources de la langue sans pour cela la déterminer bien que l’on puisse imaginer que les termes dans lesquels on pense l’infléchisse.
Le langage est un code qui permet d’établir des équivalences entre des sons et des sens, des sons et notre représentation. Il articule une précompréhension du monde partagée par des communautés linguistiques. Il constitue un fond de ressources à partir duquel se développent des modèles d’interprétation pour les cultures. Cet environnement intellectuel et affectif « préformate » la réflexion. Il façonne le caractère et la forme de vie d’une nation.
« On pense avec les mots que l’on a, penser c’est penser avec les mots. »
Libre de transferts et de métaphores la langue des Marques aux apparences humanistes est le média de l’apprivoisement du monde. Elle bâtit un espace symbolique dans lequel elle domestique et aménage le monde pour qu’il devienne habitable et nous soit familier.
On habite le langage avec les mots que l’on a. C’est un élément formateur de la pensée, il s’exerce dans un contexte discursif, réfléchi et passionné. Son rayonnement est d’autant plus grand que l’économie des Marques nation est puissante, que sa population (ses consommateurs) est nombreuse et que sa culture est vivante.
Quand le langage des Marques rencontre le langage pluriel des cultures
Dans nos communautés l’individu est un sujet éduqué qui suit un processus d’apprentissage qui le conduit à imaginer, percevoir, raisonner, juger et se comporter selon des schèmes. Ces aptitudes font de lui un être socialisé, réceptif au langage des Marques qui utilisent ses aptitudes à « former des mondes ».
Le langage des Marques façonne nos mondes comme pourrait le faire les mythes, l’art, les mathématiques, la technique, les réseaux sociaux ou le droit afin de diriger notre compréhension et notre regard vers leurs propres finalités.
L’expression linguistique est l’un des médiums de représentation et de communication des objets et services proposés par les Marques à partir duquel les consommateurs investissent leurs intérêts et leurs présupposés.
Au langage standard de la globalisation, s’opposent « les nombreuses grammaires des jeux de langage, qui sont d’autant de formes de vie », d’infrastructures personnelles.
En formant à partir des objets et des signes une représentation que je souhaite faire partager, je rencontre la subjectivité de l’autre. Aussi est-il légitime de nous demander si la représentation mentale des objets que nous formons à partir des mots des Marques est la même pour chacun d’entre nous ? Ou bien encore si les hommes partagent des émotions identiques avec les mots des Marques d’une culture étrangère ?
Le discours, un acte de magie social
Le discours est là pour nommer l’innomé, objectiver dans les mots, donner un commencement avec des mots. La magie des noms de Marques ouvre des univers par le seul fait de les énoncer. Leurs discours reçoivent leurs sens et leurs valeurs dans la relation à un « marché ». Ils ont pour objet d’être crus et obéis. La parole les fait exister dans la représentation collective. Elle a le pouvoir d’agir sur le réel en agissant sur la représentation du réel, elle tend non seulement à produire ce qu’elle désigne mais elle confère aux mots un pouvoir plus important qu’aux faits, et aux noms une réalité supérieure à celle des choses d’où la peur du blasphème.
« Nous avons tendance à prendre le mot pour la chose.«
Les Marques avec leur langage s’approprient le monde de proximité en donnant des noms (de Marques) fiables à des produits inconnus pour les imbriquer avec leurs consommateurs dans l’histoire. Ainsi, les Marques domestiquent-elles l’inquiétant en habillant les choses pour les intégrer dans une sphère qu’elle rend habitable. Ces procédés ne sont pas seulement mercantiles ou politiques ils peuvent être religieux, avec le serment personnel ou collectif, juridique ou parlementaire avec les témoignages et les textes de loi.
L’idiolecte des Marques
Le choix des mots et de la syntaxe à l’exemple du slogan politique « Le changement dans la continuité » illustre comment une Marque politique travaille le style pour s’écarter de la norme linguistique afin de convaincre des électeurs d’horizons différents à adhérer au message. Elle en retire à la fois le profit de la conformité aux normes et à leurs transgressions. Ci-après quelques couples antagonistes usités dans les stratégies de ménagement : tradition-innovation, rationalité-liberté…
Les discours des Marques peuvent être formellement corrects et sémantiquement vides. Une fois délivrée, le discours ne leur appartient plus, il devient autonome et suit une logique spécifique comme la langue au fil du temps.
Dans un contexte de tension raciale et d’inégalité sociale, les Marques adaptent leur vocabulaire au changement des attentes et des mentalités des consommateurs. Ainsi, nous ne blanchirons, ni n’éclaircirons plus notre peau car les termes « blanc », « clair » et « léger » ont été bannis du langage des produits cosmétiques.
Les discours rationnels des Marques qui parcourent la communication institutionnelle et l’information technique traversent les frontières pour s’engager dans une compréhension mutuelle avec d’autres cultures. Ils sont le plus souvent consensuels soit du fait qu’ils utilisent un vocabulaire de symboles et d’unités ou bien encore que leurs valeurs fussent partagées par le plus grand nombre.
Le rituel du discours des Marques : les conditions d’émission et de réception qui conduisent à sa reconnaissance par le public
Le langage des Marques met en relation un sujet et un objet, ou un sujet avec un autre sujet (service). Mais comment deux subjectivités, celle d’une Marque et celle d’un consommateur ou d’un citoyen peuvent-elles se comprendre ? que comprennent-elles de leurs relations, et qu’attendent-elles l’une de l’autre ? La compréhension nécessite la relation, et demande que les acteurs évoluent dans un même cadre, celui d’un monde culturel, technique et économique partagé. On peut juger de l’intégration du discours des Marques lorsqu’ils s’insèrent dans les traditions, rites et coutumes des communautés. L’enjeu pour les Marques réside donc dans la capacité des consommateurs à intégrer cette nouvelle expérience aux formes préexistantes afin qu’elle devienne une habitude.
Conditions d’émission :
– L’orateur a la légitimité (titres) à porter la parole avec autorité au nom de la Marque. La syntaxe de son discours, sa prononciation, la position de sa voix, son accent, mais aussi tous ses attributs comme les vêtements (uniformes, tenus officielles) sans oublier le protocole renforcent son efficacité, accroissent sa reconnaissance
– L’espace et la langue dans lequel le discours est prononcé, local avec le dialecte, national pour le français et les territoires d’outre-mer, international pour l’anglais et l’espagnol.
Le processus d’unification par la langue avec son cortège de normes se confond avec la nationalisation du territoire et la construction de la Marque nation française. Cet objectif atteint, l’appréhension, la perception et la communication sont contraintes à un usage commun qui transforme la représentation de la réalité en réalité de la représentation.
– La scène, qui structure l’espace et distribue les rôles : chaire, estrade, tribune
– La transmission : micros, caméras…
– Le choix des médias pour la diffusion et l’amplification du message
– …
Conditions de réception :
L’origine des auditeurs/lecteurs, leurs catégories sociales, le choix du public avec leurs aptitudes à reconnaître et à se reconnaître dans une parole sachant que l’on prêche plus facilement des convertis ou on déclenche plus facilement des ressorts déjà installés avec un public choisi.
Un énoncé valide à une époque donnée risque d’être biaisé ou réformé au fil des événements. Se reposent alors les questions de savoir depuis quelle communauté peut-on juger qu’une proposition soit valide ? Existe-t-il un point de vue de référence où le monde est le même pour tous et où nous pouvons reconnaître des objets identiques même sous des descriptions différentes ? Peu probable, car chaque énoncé possède un potentiel déductif qui dépasse son contenu manifeste et dont le sens implicite élargit son champ d’action.
Mettre en discours les Marques
« L’objet est convoqué par le nom avec le langage, et sa somme d’expériences possibles. Dans les formes grammaticales du langage, les sensations sont transformées en perceptions, souvenirs et jugements dont la structure est conceptuelle.» Le langage des Marques participe ainsi au développement de notre conscience.
L’instrumentalisation du langage par les Marques conduit à une compréhension intentionnelle de la signification. Les mots des Marques immergés dans des situations prédisposent à l’association et à l’expérience dans un environnement de croyance. Ils nous disent notre « devoir être », nous engagent dans nos relations avec les produits. Ils sont nos attentes et nos anticipations de tous les jours.
« Avec les mots, quelque chose commence à devenir compréhensible pour nous en tant que quelque chose.«
L’univers social du sens incarné dans le langage des Marques fait l’objet d’un partage intersubjectif où nous sommes les prisonniers de la maison de notre langue ainsi « ne parlons-nous pas seulement notre langue, nous parlons à partir d’elle ». Aux savoirs pluriels des cultures se substitue avec les Marques internationales un savoir pluriel d’une seule culture qui par sa connaissance pratique réduit les possibilités d’interprétations.
Entre compréhension et expérience : la place du malentendu dans la langue des Marques
Notre vision de la réalité dépend de notre langage nourri de nos mots familiers, techniques ou barbares que nous utilisons pour l’interpréter et la décrire mais « On peut (aussi), mal percevoir ou dire mal ou bien encore être interprété ». Entre le sens et la pratique se glisse le malentendu qui repose sur la polysémie et les interprétations. La représentation mentale d’un objet ou d’un service mise en situation projective suspend le questionnement à la vérité, virtuellement présente dans les énoncés. Seules les références objectives dans les énoncés scientifiques et techniques créent un lien entre le sens et la vérité possibles qui puisse conduire la communication des Marques à une entente universelle.
Quand le discours des Marques est crédible il est peu attractif et quand il est attractif il n’est plus crédible.
Pour que le discours des Marques devienne significatif, il est nécessaire que le sujet en perçoive l’utilité et qu’il ait développé les capacités à utiliser la proposition du discours. Le consommateur comprend le discours des Marques lorsqu’il connaît les raisons à la lumière desquelles la prétention à sa validité mérite sa reconnaissance et d’autre part les conséquences pratiques qu’entraînent son accord. Parmi les raisons invoquées pour prétendre à une validité universelle, citons « le vrai », « l’obligatoire », « le nécessaire », « le précieux », « l’efficace », « l’utile », « la logique », « le rationnel »…
L’efficience du couple « compréhension-validité » dans notre monde structuré par le langage et les formes (à l’insu des participants) passe par la recontextualisation des communications et l’identification de leurs origines. Il met à mal l’idée qu’il puisse exister un monde objectif « Nous habitons un monde que nos paroles inventent ». Comment des discours rationnels, pragmatiques ou affectifs émanant des Marques internationales pourraient-ils faire éclater « l’ethnocentrisme des images langagières du monde et des mondes vécus structurés par le langage » ? Si chaque syllabe, chaque mot, chaque phrase avec sa syntaxe, chaque son (sensation auditive) sont un package de sens et de représentation ou de sédimentation de la connaissance, « un bloc de sens qui évolue dans le temps », comment les normes implicites qui les habitent, peuvent-elles être reconnues et mises au jour ? Toujours est-il que ces normes transmettent un contenu que la finalité des objets et des services circonscrivent, aidées en cela par la pratique discursive. Quoiqu’il en soit le langage et la réalité demeurent deux spectacles de nature différente.
De la raison et de la norme en réponse aux désirs ambivalents et contradictoires
Là où le langage des Marques et la réalité s’interpénètrent la question des conditions de validité du langage des Marques s’adapte mieux à la problématique des Marques que celles qui concernent la vérité. La compréhension des consommateurs et des citoyens envers les évènements historiques, culturels et économiques qu’ils partagent se modifie dans le temps. Parmi les conditions de validité, celle de la cohérence reflète notre adaptation aux circonstances. La cohérence intègre les croyances et les catégories à partir desquelles nous pensons. La cohérence examine si les propos tenus par une Marque qui répond aux désirs contradictoires des consommateurs et des citoyens présentent des sens ambivalents voir opposés.
« Notre activité institue des normes… Une signification normative est ainsi imposée à un monde qui ne l’est pas, comme un manteau jeté sur sa nudité, par des acteurs qui émettent des préférences, donnent des ordres, concluent des accords, louent et blâment, apprécient et évaluent ». Ni les normes, ni les Marques ne font partie de la nature, c’est l’intellect et la volonté des hommes ainsi que leurs superstructures aidés en cela par les médias qui les imposent et façonnent notre comportement. Ceci étant, on peut différencier une argumentation basée sur la raison qui s’adresse à l’esprit, de celle basée sur un cahier de normes qui soumettent l’individu à l’application et la reproduction. Le but étant, pour les Marques, s’il est utile de le rappeler, d’obtenir depuis un énoncé, dans une situation donnée, une réponse, une attitude pratique du citoyen, du prospect, du croyant, du consommateur conforme à une projection. Aussi peut-on en conclure que dans chaque discours il y a la forme incorporée du marché.
L’importance du langage dans l’évolution des normes sociales
Le poids des codes narratifs, la rhétorique, la construction langagière avec sa syntaxe, sa sémantique en usage mais aussi les non-dits ainsi que l’implicite contribuent à la transformation, le déplacement des émotions. Ils traduisent le changement dans la manière de vivre des consommateurs et participent à l’évolution des normes sociales.
Le langage qui humanise l’homme et les Marques
« Quelles sont nos relations avec le langage ? Est-ce nous qui conférons dénotation et sens à nos mots, ou ne serait-ce pas plutôt la force créatrice des mots et des symboles qui nous éveille, nous qui sommes des créatures de questionnement, à la vie, à la pensée, à l’interrogation ? Qui construit qui ? Sous quelle forme ? Et surtout : pour quoi faire ? »1
« C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet ». Le langage humanise les Marques les constitue comme des sujets, c’est par le langage que les Marques se construisent dans le regard du consommateur. Il nous est impossible d’échapper au langage des Marques parce que nous sommes nés « dedans » et qu’elles sont notre quotidien. Nos Marques sont notre langage pour dire notre manière d’appartenir au monde.
Le langage des Marques fait-il obstacle à une véritable connaissance du monde et de soi, ou le permet-il ?
Les discours des Marques s’adressent à des subjectivités dotées d’intentions et d’intérêts différents et multiples. Les consommateurs y oscillent entre sensibilité, spontanéité et entendement au sein d’un couple perception-jugement au risque de s’abandonner à l’illusion et à assimiler l’être à l’apparence. Ainsi en est-il de nos préoccupations qui nous engagent dans un monde objectif ou subjectivement partagé. Le tenu pour vrai y ressemble à la vérité. Dans ce contexte où la vérité est mal définie et demande à être vérifiée, entendre le discours des Marques nécessite un devoir de réserve.
La discussion avec les Marques est parfois le moment d’un débat contradictoire qui nous enrichit d’émotions et développe chez chacun de nous une conscience de soi. Les valeurs du Goodwill sont sensibles à ces échanges et vulnérables à l’action destructrice du langage particulièrement lorsque les mots sont utilisés à titre pamphlétaire, mensonger ou pour de faux témoignages.
La temporalité du langage des Marques
Dans un contexte où la distinction s’abolit, où tout le monde est censé être le même, le détour par la syntaxe s’évanouit, la phrase correspond à l’expression. La richesse des langues est remplacée par des signes partagés par un grand nombre. Il est probable que dans le cas de néologismes l’on puisse s’attendre à ce que le sens soit partagé par la population en un temps court. Ce changement nous renvoie à la temporalité. D’un substrat culturel à temporalité longue nous évoluons vers une temporalité courte où sans cesse se crée de nouveaux mots dans le paysage langagier. Cependant, on peut noter qu’en fabricant du récit (storytelling), les Marques inscrivent la continuité dans le temps ou pour le dire autrement de l’historicité qui donne du sens et maintient l’identité des Marques.
Les objectifs du langage de la Marque
– Donner un discours à des pratiques
– Conditionner les motivations
– Faire repère sur des marchés, se différencier dans un univers banalisé
– Construire une représentation mentale de la Marque capable de lutter contre des représentations concurrentes
Citez-moi les mots essentiels de votre univers et je vous dirai à quelle Marque vous appartenez – dépendez.
– Mémoriser le produit ou le service
– Nous dire ce qu’est la Marque et sa vocation à être. En cela la Marque s’engage à devenir ce qu’elle dit qu’elle est
– Définir l’univers de la Marque et construire son identité (depuis son style, sa manière d’exprimer ses valeurs, sa pensée, ses émotions, ses sentiments)
– Donner avec le discours un corps biologique aux Marques, les rendre sensibles, induire une complicité, créer une connivence avec les consommateurs
– Susciter de la confiance, légitimer son action
– Engager le consommateur à réfléchir et parler selon les modalités et les schèmes du langage des Marques
– Réveiller des expériences et les susciter
– Créer de la valeur
– Créer de l’impact
– Créer une nouvelle réalité pour créer de nouveaux besoins
– Soutenir l’innovation des produits et des services
… Mais aussi faire échec à l’oubli, par la puissance du discours et la permanence des échanges langagiers qui les font exister.
1/ « Le temps des magiciens », dans cet essai, Wolfram Eilenberger retrace le parcours de Ludwig Wittgenstein, Martin Heidegger, Ernst Cassirer, Walter Benjamin pendant le premier quart du XXe siècle.
– A lire les ouvrages de Jürgen Habermas, Pierre Bourdieu
– Lien :
L’observatoire des slogans publicitaires
Date de mise à jour : 2 décembre 2022
Date de publication initiale : novembre 2006